Un roman érotique, comme tout objet littéraire, est une suite d’événements inventés, vécus par des personnages fictifs, racontée en usant d’une langue à la fois proche du langage ordinaire et légèrement décalée, afin de nous faire voir et ressentir le monde autrement, au moins le temps de la lecture. Pour cela, nul besoin d’un scénario. Au contraire ! Le scénario est nuisible et nous allons voir pourquoi.
La vie est-elle scénarisée à l’avance ? Non.
La vie est-elle divisible en trois actes et en arcs narratifs ? Encore moins.
Les événements que nous vivons font-ils écho symboliquement à nos conflits intérieurs ? Arrêtez, vous commencez à me faire peur.
Quand je chope la grippe, qu’un huissier m’écrit pour me rappeler de payer l’URSSAF, quand je tombe amoureux puis me fais larguer, quand je trouve ou perds du travail, sont-ce des tropes que la vie place sur mon chemin dans le but que mon caractère se développe ? Bon ça suffit maintenant, sortez de chez moi ou j’appelle la police.
Si la littérature est un moyen d’observer le monde et ses habitants, puis de réorganiser le fruit de ses observations afin de produire un objet qui a une valeur émotionnelle et esthétique, alors le scénario est un outil inadéquat. Il fige à l’avance dans une structure artificielle ce qui a besoin de se développer de manière organique.
Les personnages veulent baiser mais ça ne se passe pas comme prévu
Une histoire devrait se construire aussi spontanément que la vie réelle – sauf bien sûr si vous croyez qu’un Grand Scénariste Cosmique a déjà rédigé dans son Manuscrit Céleste l’intégralité des péripéties qui nous concernent.
Pour commencer à écrire il vous faut deux ingrédients, rien de plus : des personnages qui vous donnent envie de les connaître et une situation de départ fertile, riche et stimulante. Si vous ajoutez à ça une langue singulière et puissante, vous obtiendrez un bon roman. Et si vous incorporez des scènes de cul excitantes, qui enrichissent la narration, alors vous aurez en prime un bon roman érotique. Vous pourrez oublier les tristes figures de Gallimard et toquer à la porte des Nouveaux Interdits.
Une situation de départ, dans un roman érotique, a nécessairement un rapport avec le sexe. Des personnages veulent baiser ensemble, ou baisent ensemble, mais ça ne se passe pas comme prévu : votre boulot consiste simplement à explorer les causes et les conséquences de cet imprévu. Ça revient à se poser cette question toute simple : qu’est-ce qui déconne et pourquoi ?
Dans la vie – et donc dans un roman érotique –, ce qui procure de l’excitation et du plaisir entre parfois en contradiction avec notre caractère, nos goûts ou nos valeurs. On peut avoir honte de ses fantasmes ou de son plaisir. On peut détester, craindre ou mépriser la personne dont on est amoureux. Les circonstances peuvent générer des difficultés en apparence insurmontables, voire dresser des tabous. Notre désir et notre éthique peuvent s’opposer.
John Truby, l'horrible suiviste hollywoodien
Autrement dit, le conflit est la clef d’une bonne situation de départ. Et dans un roman érotique ce conflit tourne autour du sexe, des fantasmes, de la libido, etc.
Rejeter toute idée de scénario préalable et se lancer avec pour seul viatique des personnages et une situation de départ est le seul moyen d’écrire un roman érotique qui ne ressemble pas à un épisode de série télé, n’en déplaise à ceux qui ne jurent que par Joseph Campbell et sa théorie du monomythe, et appliquent les règles de narration qu’a tiré de cette théorie son horrible suiviste hollywoodien, John Truby. Ces outils sont parfaits si vous voulez fabriquer des histoires interchangeables, sans saveur et qui ont autant de rapport avec la vie réelle que les films usinés par Marvel.
Pour rester dans notre domaine de prédilection, croyez-vous que le Marquis de Sade, Emmanuelle Arsan, Pauline Réage ou Esparbec se demandaient s’il était nécessaire qu’à la fin du premier tiers se produise un rebondissement ? Pensez-vous qu’ils réfléchissaient à l’avance et construisaient méticuleusement leur plan, pour être sûr qu’à la moitié du récit le conflit intérieur du héros et l’enjeu dramatique de sa quête se nouent en un midpoint émotionnellement intense ?
Moi je crois qu’ils s’en foutaient pas mal et que ce jargon inepte les aurait fait rigoler.
Et si eux s’en foutaient, je ne vois pas pour quelle raison nous devrions nous en préoccuper.