Interview de Joko (Le Feu au cul)

Christophe Siébert interviewe l'auteur et dessinateur Joko

Le Feu au cul, qui vient de sortir dans la collection Les Aphrodisiaques, est une grande première à double titre : première fois qu’un auteur s’illustre lui-même (mais Joko étant dessinateur avant d’être écrivain, ça tombait sous le sens) et première fois qu’un des princes de l’underground s’aventure sur nos terres !

 

Avant de vous laisser en compagnie de l’auteur pour la traditionnelle interview de lancement du livre, j’aimerais vous dire quelques mots sur Le Feu au cul. Dans la littérature pornographie (en tout cas dans celle que j’aime publier), je distingue deux écoles : les réalistes et les foutraques. Joko appartient sans contexte à cette seconde catégorie. Si on analyse froidement l’enchaînement des situations, les motivations des personnages, rien ne semble vraisemblable. Qu’est-ce qui fait, alors, que tout est crédible, qu’à aucun moment on ne décroche de l’histoire ? La langue, mes amis, la langue ! Joko est un véritable écrivain. Et la caractéristique première d’un véritable écrivain, c’est quoi ? Quand ils nous racontent un truc, on le croit.

 

Chez Joko, le seul moteur des personnages est le désir. Ils l’interrogent, le subissent, le combattent, s’y vautrent avec délices, et le désir les définit entièrement – tout comme il définit entièrement l’histoire et ses péripéties. Joko nous donne à voir des individus débarrassés de tous leurs masques sociaux, culturels, intellectuels – et pourtant ils ne sont pas des silhouettes, ils ne sont pas des caricatures. Ils existent, ils vivent. Dans cet entretien, vous verrez, l’auteur nous explique que selon lui, les récits pornographiques sont des contes pour adultes et que le réalisme l’emmerde.

 

Ce qu’il ne nous dit pas, parce qu’il est modeste, c’est qu’il faut un sacré talent pour rendre vraie une histoire irréaliste. Et Joko est de ce calibre-là.

 

Joko par © Jean-Luc Guérin
© Jean-Luc Guérin

 

 

Bonjour Joko, Le Feu au cul est votre premier roman pornographique, mais il est loin d'être votre premier livre. Pouvez-vous nous parler un peu de votre parcours ?

Il n’est pas du tout linéaire. Au début des années quatre-vingt, je n’avais qu’une seule envie : faire de la bande dessinée. Après quelques publications dans la presse BD, je me suis rendu compte que ça ne me satisfaisait pas. Je n’étais pas très content de mon travail. Ça tombait bien, c’est l’époque où les grands magazines de BD ont commencé à se casser la gueule. Pendant quelques années, je me suis mis à peindre des grands formats. Ça m’a libéré de tous les tics de la bande dessinée. Quand je me suis remis à dessiner, c’était pour faire des dessins érotiques, très trash disait-on, mais épurés, réalisés sans esquisses. Ça semblait venir de nulle part, j’étais le premier étonné ce qui surgissait. C’était impubliable. Seuls des gens comme Jacques Noël d’Un Regard Moderne où Effi et Laurent d’Art’s Factory ont trouvé naturel de m’exposer ou de distribuer les petits livres qu’on éditait nous-mêmes. Quelques images pornographiques est mon premier. Par ce biais, j’ai découvert que je n’étais pas le seul à faire des trucs en dehors des circuits traditionnels qui m’emmerdaient par ailleurs. J’ai trouvé ma place naturellement dans ce qui était l’underground graphique des années quatre-vingt-dix dont j’ignorais l’existence. Il y avait là des gens qui partageaient mes envies, toute une activité foisonnante qui produisait des images et des bouquins autrement excitants. C’est aussi à cette époque que j’ai rencontré des personnages hors normes : Charlie Schlingo, le Pr Choron, Willem, Captain Cavern, Thierry Guitard, Jacques Pyon – entre autres. La fréquentation de quelqu’un comme Charlie vous fait voir le monde d’un œil incroyablement différent. Avec lui on a monté Les Silver d’Argent, un groupe de rock mâtiné de chanson française. Autre expérience réjouissante : écrire des chansons, composer, et surtout jouer sur scène. Ça a duré presque dix ans. Les textes de Schlingo étaient délirants, comme ses prestations. Une amitié qui m’a beaucoup apporté de liberté en général et dans le travail. Comme travailler quelquefois avec l’incroyable Pr Choron.

 

J’ai donc publié dans nombre de revues underground (OBCN, La Tranchée Racine de Blanquet, Freakwave, d’Anne van der Linden et Olivier Allemane, etc.), illustré Apologie du cannibalisme de Rémy de Gourmont aux Quatre Mers, publié un recueil de dessins, strips et gravures, Concombres et cætera chez Orbis Pictus, et Juliette en juillet chez The Hoochie Coochie. Quand Charlie était encore de ce monde, on a même écrit le scénario d’un épisode de la série H, pour Canal Plus. Aventure épique avec ce partenaire hors du commun.

 

 

De quoi parle Le Feu au cul ?

De cul. Particulièrement celui d’Alice, qui prend feu subitement pour lui faire découvrir un monde qu’elle ignorait totalement. Celui du plaisir sous toutes ses formes, de la débauche, de la soumission joyeuse. C’est dans une cabine d’essayage qu’elle passe de l’autre côté du miroir. Elle y rencontre sa reine, un grand chien noir au lieu d’un lapin pressé, son ex, qu’elle a entraîné avec elle malgré lui. Il y trouve un épanouissement inattendu.

 

"Le cul est presque toujours le moteur de mon désir de faire"

 

Les Aphrodisiaques est une collection illustrée. Et, puisque vous avez la double casquette d'écrivain et de dessinateur, vous avez tenu à l'illustrer vous-même. Voulez-vous nous parler de cette expérience ?

J’ai écrit le texte sans avoir que j’allais l’illustrer. Quand j’ai dû faire les dessins, c’était comme si je devais travailler sur le texte d’un autre. Je n’avais pas anticipé, même inconsciemment, quels passages seraient les plus excitants à représenter. D’ordinaire, mes dessins érotiques s’imposent d’eux-mêmes. Là, j’ai dû concrétiser ce que j’avais imaginé auparavant. J’ai opté pour un certain réalisme. Pas facile du coup de représenter certaines situations. Malgré la doc foisonnante que peut fournir Google, la mise en scène de certains passages s’est avérée compliquée. C’est du bricolage de haut vol qui, je l’espère, ne se voit pas à l’arrivée…

 

 

Vous considérez-vous comme un écrivain porno ou un écrivain tout court ?

D’abord comme un dessinateur, qui s’est mis à écrire sans s’en rendre compte. Des simples légendes de dessins ou des textes de strips j’en suis venu à écrire l’histoire de Juliette en juillet qui est un récit assez long. Un roman graphique. Par ailleurs, je m’étais mis à écrire pour le plaisir – depuis longtemps – des histoires érotiques, toutes inachevées. Sans doute avec l’idée d’en faire la base de récits illustrés. Mais l’impulsion première pour Juliette en juillet restait tout de même un dessin, la couverture rêvée d’une histoire, dessinée ou pas, où étaient représentés des éléments que j’aime retrouver dans certains roman ou bandes dessinées : une jeune fille en petite tenue qui s’enfuit dans un parc, une créature étrange, un colosse à ses trousses armé d’un fouet et cagoulé, un château. Pour la première fois, avec Le Feu au cul, je n’avais plus la béquille du dessin. Écrivain est un bien grand mot pour ce que j’ai fait. Si on doit l’utiliser, écrivain porno alors, car comme dans mon travail de dessinateur, le cul est presque toujours le moteur de mon désir de faire.

 

 

D'où vous vient cet intérêt pour les romans de cul ?

Sans doute de Justine ou les malheurs de la vertu, lu à dix-huit ans. Un choc dont je n’ai senti le contrecoup que bien plus tard, quand j’ai commencé à faire des dessins érotiques dont la violence étonnait mon entourage plus que moi-même. Je suis passé sans transition de Tintin au Divin Marquis. Mais au fond, il n’y a pas une si grande différence entre les deux. On est dans le rêve ou plutôt le cauchemar éveillé. C’est ce que j’aime, comme au cinéma, avec Hitchcock par exemple. Des univers parallèles, clos, irréalistes. Pour moi la pornographie c’est le conte de fée des adultes. Avec sa part de noirceur et de violence. J’ai retrouvé ça dans Histoire d’O, très sombre, Histoire de l’œil ou Le Mort, de Bataille par exemple. Dans un genre très différent, Opus Pistorum, de Miller, un délire sexuel sans aucun tabou, recueil de textes pornographiques, écrits sous pseudo à la demande de particuliers. Et récemment Thérèse et Isabelle, de Violette Leduc, qui aborde le sexe et l’amour entre deux femmes d’une manière très crue et poétique. Dans tous ces textes, le monde des personnages n’est que désir et sexualité. Les contingences extérieures n’existent pas. Il y a ce livre formidable de 1912 : La Femme aux chiens, d’Alphonse Momas, en libre accès sur le net. Une grande bourgeoise insatisfaite par les hommes de son milieu, succombe d’abord à la virilité d’un rustre et finalement à ses chiens. Ça finit mal, morale oblige.

 

 

Pouvez-vous nous parler de votre quotidien d'auteur ? Écrivez-vous tous les jours ? Avez-vous, par exemple, des rituels d'écriture ? Combien de temps mettez-vous à écrire un livre ?

J’ai pris conscience récemment que j’écrivais tous les jours. C’est comme ça que je procrastine. J’ai un truc urgent à faire, une priorité, au lieu de m’y mettre, j’ouvre le fichier d’un des textes pornographiques que j’ai en cours. À n’importe quelle heure. C’est ce qui est bien avec l’écriture par rapport au dessin : pas de mise en œuvre particulière, on ouvre un fichier et on s’y met. Du coup, je n’ai pas la moindre idée du temps que ça me prend !

 

"Je ne me suis à aucun moment mis de limites"

 

Quels sont vos thèmes préférés en pornographie ? Pour Le Feu au cul, vous êtes-vous imposé des limites ?

Dans mes dessins, il n’y a jamais (ou presque) d’actes sexuels hétéros. Pas de bites. Je préfère suggérer avec la présence de sortes de concombres, de cucurbitacées imaginaires, actifs ou non. J’ai un faible pour les amours lesbiens. Peut-être à cause d’une image pornographique vue très jeune où une blonde en nuisette mettait sa main dans la culotte transparente de sa copine, sur un canapé. Gros choc. Je n’imaginais pas à l’époque que deux femmes pouvaient faire ça. Je ne savais pas que ça existait. J’ai été terriblement excité par cette image, par cette blonde, avec ses beaux seins, qui s’apprêtait à baiser une petite brune aux anges. Dans Le Feu au cul, je ne me suis à aucun moment mis de limites, autre avantage de l’écriture. Les situations se sont imposées d’elles-mêmes. Presque logiquement. Je dois être un poil pervers.

 

 

Qu'est-ce qu'une scène de cul réussie selon vous ? Quels sont vos méthodes, vos ingrédients secrets, vos "petits trucs" ?

Comme pour les dessins, l’acte sexuel en lui-même me semble être rarement ce qu’il y a de plus excitant. Comme dans la vie finalement. Les situations en revanche, les protagonistes, les raisons ou l’inconscience qui les pousse à faire des cochonneries, la perspective d’en faire bientôt, oui. D’ailleurs, on est vite limité par le vocabulaire pour écrire une scène de cul proprement dite. On peut tourner en rond. Par exemple, dans Le Feu au cul, une fille pense au cul d’une femme qui lui plaît alors qu’elle est en train de se faire baiser par son amant. Ça permet des aller-retours du fantasme vers la réalité qui ouvrent le champ. Le plaisir qu’elle éprouve à se faire prendre nourrit son désir d’une femme dont elle rêve. Mais je n’ai pas de trucs, sans doute parce que je n’ai pas encore assez écrit de romans pornos… De toute façon, comme en dessin, les "trucs" sont à éviter formellement.

 

 

Dans un roman érotique, qu'est-ce qui est le plus difficile à écrire ? Les scènes de cul, ou bien les autres scènes ?

Sans doute les scènes de cul. Pour les raisons évoquées plus haut : le vocabulaire, les situations qui ne doivent pas être trop convenues. Les scènes entre peuvent être plus excitantes si elles font deviner ce qui risque de se passer par la suite.

 

 

Faites-vous lire vos manuscrit à des lecteurs (ou des lectrices) privilégiés, avant de l'envoyer à votre éditeur ?

Dans ce cas précis, j’ai fait lire quelques passages à quelques ami(e)s mais pas l’intégralité du texte.

 

 

Quels sont vos futurs projets ?

Un récit illustré en cours de réalisation. Une aventure fortement teintée d’érotisme avec une jeune fille innocente pour héroïne. Mais j’ai au moins deux textes pornographiques en cours - plus sombres que Le Feu au cul – qui aboutiront peut-être un jour. Dans les deux cas, des femmes qui désirent rompre avec leur quotidien pour se livrer à une débauche dangereuse.

 

 

 

Lorsqu’Alice suit un inconnu dans une cabine d’essayage de la boutique où elle travaille, elle est loin d’imaginer les conséquences qu’aura ce geste en contradiction avec la jeune femme sage qu’elle va, dans un instant, cesser d’être pour toujours. Le feu qu’elle vient d’allumer la consumera entièrement, pour son plus grand plaisir – et aussi pour celui de ses amies, les délurées Mina et Lucie, et de toute une galerie de personnages aussi vicieux que hauts en couleur. De la soumission à l’avilissement le plus extrême, tous les tabous sont brisés dans ce roman qui nous rappelle que l’exploration du désir n’est pas seulement un jeu dangereux : il est aussi le seul qui vaille.

 

"Depuis 1984, Joko laisse son empreinte avec élégance et discrétion. À force de côtoyer les figures de l’underground parisien, il a fini par en devenir une. Compagnon de route de Charlie Schlingo avec qui il avait créé les Silver d’Argent (orchestre ultime pour les rockers bilingues en français), il a publié notamment Juliette en juillet chez The Hoochie-Coochie, et Concombres & cætera chez Orbis Pictus. Joko a l’art de dessiner comme personne des obsessions partagées par beaucoup." (Stéphane Trapier)