L’écrivain des incroyables Jardins statuaires, livre paru en 1982 et suivi d’une dizaine d’autres qui formeront le Cycle des contrées, s’est éteint le 23 janvier dernier, à 79 ans.
Sous le pseudonyme de Léo Barthe (et, pour ma part, j’ai découvert l’œuvre de Barthe avant celle d’Abeille), il est aussi l’auteur d’une œuvre érotique conséquente, parue à La Musardine et au Tripode, huit livres aux titres qui incitent à une rêverie perverse, quelque chose comme un cocktail – j’ai failli écrire « remix », mais j’imagine mieux cet écrivain, que je n’ai pas connu personnellement, dans une pénombre cosy, un shaker à la main – de Nouveau Roman (« Le Nouveau Roman, je suis passé complètement à côté. Et puis un jour, je me suis aperçu que certains auteurs… » 1) et de bouquin de gare : Camille (2005), Zénobie la mystérieuse (2006), Chroniques scandaleuses de Terrébre (2016), Histoire de la bergère (2016), L’Animal de compagnie (2018), La Demeure des lémures (2019), De la vie d’une chienne (2021) et Princesse Johanna (2021), salué l’an dernier du prestigieux prix Sade, unique récompense littéraire couronnant l’œuvre sulfureuse de Barthe – Jacques Abeille, lui, avait reçu notamment le prix Wepler en 2010 et, en 2015, le Grand Prix de l’Imaginaire, l’équivalent du Goncourt pour la science-fiction.
"Le Nouveau Roman, je suis passé complètement à côté"
Drôle de parcours, Barthe/Abeille. Né en 1942, il publie tardivement, et, dans un premier temps, très peu. « Il y a deux époques de ma vie. Il y a eu une période où j’étais père de famille. Pour nourrir ma famille, j’avais un métier, j’étais modestement prof comme tout le monde ou presque. Et de loin en loin, ça me prenait et je développais un roman. Une partie de ce que j’ai écrit date de cette époque. Pendant cette période, mes romans ont été saisonniers. C’était dans la deuxième moitié du mois d’août que je commençais à écrire un roman, parce que j’avais une énergie et un loisir qui me le permettaient. Il me fallait bien un bon mois de repos avant d’attaquer quelque chose. Puis il y a eu la période où j’étais à la retraite, où mes enfants ont été grands, j’avais donc des attaches qui s’étaient relâchées, j’étais plus libre de mes mouvements, de mes rêveries. J’étais moins fatigué. Les conditions ont changé et par conséquent je publie davantage. Il y a un changement de régime. »
"D’une imagination folle, parfois déroutante, et d’une méticulosité très grande dans l’écriture"
Comment qualifier l’œuvre de cet écrivain inclassable, compagnon de route de beaucoup de courants (de la science-fiction au surréalisme, en passant par les curiosae – ainsi qu’on qualifiait pudiquement la littérature érotique publiée sous le manteau) sans jamais se reconnaître dans un seul ? Deux mots viennent à l’esprit : d’une imagination folle, parfois déroutante, et d’une méticulosité très grande dans l’écriture, avec une attention particulière portée au rythme et aux sonorités – dans le cas de Léo Barthe, la rencontre fortuite, sur la table de dissection chère à Lautréamont, non pas d’un parapluie et d’une machine à coudre, mais de la grande phrase classique et des obscénités triviales du roman porno le plus cru – bref, le cocktail (encore lui) parfait : « Il est fréquent que laminée contre le dos de sa puissante monture, Princesse Johanna subisse des assauts vigoureux. Souvent l’étalon triomphant préfère enculer Grande Ingrid dont les fesses bien que très musclées offrent un moelleux savoureux. Toutefois, il arrive aussi qu’on trouve appétissante la vulve de la petite jument. Dans ce dernier cas, Princesse Johanna sait que le soir même elle offrira à sa partenaire une dégustation de sa moule. » (Princesse Johanna, La Musardine, 2021, p. 107)
La plupart des médias mainstream ont rendu hommage au grand Jacques Abeille. Je voulais, ici, saluer aussi l’immense Léo Barthe.
P.-S. : J’invite nos lecteurs basés à Montpellier à nous rejoindre le 5 février, à partir de 19 heures 30, dans un lieu privé (adresse sur demande en écrivant à nouveauxinterdits[a]gmail.com) pour le lancement de Mise à nu, le dernier roman d’Amaury Kupryan, en présence de l’auteur qui pour l’occasion donnera une petite lecture et signera ses ouvrages. Infos détaillées en cliquant juste ici !
1 Les citations de Jacques Abeille proviennent d’une interview remarquable, menée par Yann Etienne pour le site Diacritik, et lisible en ligne ici : https://diacritik.com/2022/01/29/jacques-abeille-1942-2022-le-monde-prend-conge-de-moi-au-moment-ou-je-prends-conge-de-lui/